CHAPITRE X

Chroniques mytanes (extraits). « Remarques »,

de Medh Arnistemma.

Mytale n'avait aucune technologie. Peut-être. Ou alors très peu. D'accord. Mais qu'était devenue celle de l'Imperium abandonnée avec la colonie ? Pourquoi avait-elle disparu et comment l'avait-on fait disparaître ? L'usure, la vétusté et la régression n'expliquent pas tout. Inévitablement, les evres savaient. Eux seuls ?

*

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Siha Asiha Saïh était arrivée la veille au soir, avec une magnifique chatte d'un gris d'ardoise, Lor', et avait passé une moitié de la nuit à se défouler avec Fyrh d'un manque qui leur était commun, et l'autre moitié à dormir. Elle dormait encore quand Audh était partie pour le port.

— Elle est venue pour te parler, avait tenté de la dissuader Lodh.

— Eh bien nous parlerons ce soir.

Audh n'était à la disposition de personne, même si elle avait hâte d'entendre ce que la nouvelle venue tenait tant à lui dire. Elle était plutôt jolie, cette ille, et Audh n'était pas mécontente de voir à quoi ressemblait une femme en Island (à l'exception de sa petite taille et de ses yeux noirs, elle lui ressemblait d'ailleurs assez), mais son rire sonnait faux et elle riait souvent. Tout de suite, Audh avait estimé qu'elle représentait une autorité ille, peut-être même était-elle une autorité, et elle était mal à l'aise avec la plèbe ou, en tout cas, inconfortablement assise dans un rôle qu'elle voulait anodin.

Audham avait envoyé une seconde fois Tag' au réveil de Norah et avait erré sur le port, en se montrant bien et en étant la plus infecte possible avec tout ce qui n'était pas hiume. Pour l'instant, elle se contentait de créer de petits incidents qui visaient essentiellement à irriter des braines et des sy, mais elle n'allait pas tarder à passer la vitesse supérieure et provoquer la panique sur les quais… Elle cherchait une prise, et quelques idées commençaient à se faire jour. Souvent, dans son sillage mais à distance raisonnable, elle entrevoyait la carrure titanesque d'Haÿn a-khan, et souvent, elle avait envie de l'aborder. Mais c'eût été imprudent.

En début d'après-midi, elle avait rendez-vous avec Ryline à la halle, mais Ryline n'était pas venue et, lasse d'attendre, elle était rentrée au dortoir. En fait, à un moment, Tag' avait commencé à donner des signes d'impatience puis carrément refusé de la suivre. C'était elle qui l'avait suivi, et il l'avait ramenée sur la Colline.

« Message compris, avait-elle ri. Ma présence est requise… J'arrive, gents illes, j'arrive. »

*

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D'abord, Siha Asiha Saïh reposa une partie des questions d'Iyoti, celles concernant la Fédération Homéocrate, mais elle ne se contenta pas de réponses générales : elle demanda des précisions jusqu'à se faire une idée détaillée de tous les points qu'elle soulevait. Ses grands chevaux de bataille étaient la structure politique et les vues sociales de la Fédération, mais elle s'intéressa à des domaines aussi variés que l'industrie hyperspatiale et les modes artistiques. Cela dura des heures, puis elle pria Fyrh et Lodh de les laisser seules. La nuit tombait depuis tellement longtemps qu'il faisait déjà trop sombre pour se passer de l'éclairage malodorant des lampes à tan.

C'était Audham qui parlait, mais elle n'était qu'un réceptacle, elle ne réfléchissait pas ; elle pensait à des choses aussi importantes que son horreur de manger avec la puanteur de l'huile de tan comme fumet. Hélas, le départ de Lodh et Fyrh fut immédiatement suivi d'un repas infect et tiédasse, en tête a tête avec de nouvelles questions, de nouvelles relances et le vieux regard critique et concentré d'une ille qui paraissait probablement moins de la moitié de son âge. Siha insistait, fouillait, plongeait toujours plus loin dans les réponses, se glissait dans chaque brèche, soulevait chaque omission et, fatalement, Audh craqua juste après l'énoncé d'une vingt millième interrogation.

— Tunnel ! s'écria-t-elle, comme si, sortant du trou noir, elle venait de découvrir le mot qui lui brûlait la langue depuis des heures.

— Pardon ? s'étonna Siha, incrédule.

— On te donnerait trente ans, mais tu dois en avoir cinquante, non ? (Audh contempla l'effet de sa digression : l'ille avait la bouche ouverte et l'œil trouble.) J'ai toujours pensé que l'apparence est le meilleur reflet de la personnalité, surtout si elle se cache derrière l'apparence… Tiens : moi, j'ai l'air d'une emmerdeuse, hein ? Eh bien, je suis une emmerdeuse. Et chez toi, c'est comment ?

Siha ferma la bouche, recula sa chaise, croisa posément les mains sur son ventre et réussit le tour de force de regarder l'agent fédéral avec une condescendance moqueuse et intraitable.

— Chez moi, dit-elle négligemment mais avec une douceur qui ne devait pas s'amuser tous les jours, on se demande ce qu'on va faire d'une emmerdeuse. (Une lueur dans son œil gauche prétendait que, peut-être, finalement, elle s'amusait quand même.) J'ai quarante-deux ans… mytans, bien sûr. C'est bien en années mytanes que tu parles, sur Mytale, n'est-ce pas ?

Non, Audham pensait en années-standard, et cela brisa net son incartade. Siha avait soixante-dix ans dans un corps de jeune femme ! Bien sûr, cela eût été ordinaire sur Thalie, Terpsichore ou la Terre, où les conditions de vie, la biologie et la cyberurgie prolongeaient la jeunesse à tours de bras, mais ici, dans ce monde barbare et attardé, c'était dantesque, littéralement. Quelle alchimie cachaient les illes en Island ?

Assimiler la mutagénétique, si chère à Lodh, à l'hermétisme ésotérique la ramena à une réalité moins austère.

— Les nones se demandent ce que l'emmerdeuse va faire de Mytale, dit-elle. Chacun son truc, hein ?

— Les deux interrogations n'en font qu'une…

— Ou l'art de poser les mauvaises questions. (L'interruption d'Audham avait quelque chose de définitif.) Au fond, si je résume, vous voulez savoir qui je suis et ce qu'est la Fédération Homéocrate afin de décider si vous pouvez me faire confiance et comment vous m'utiliserez. Stop. Au risque de me répéter : allez-vous faire foutre.

Audh se leva, traversa la pièce et s'allongea sur sa paillasse. Pour elle, l'entretien était terminé.

— Sans nous, tu n'iras pas loin. (Siha n'obtint pas de réaction. Audh reposait, les mains sous la tête, les paupières closes.) Même si tu renonces à tes envolées de Samaritain. Rib peut te protéger des sondages mystes, Ryline pourrait à la rigueur te guider, mais Tag' et Min' sont tes seuls remparts contre les warshs…

— Menace donc, la vieille ! (Audh n'avait pas ouvert les yeux.) Je ne travaillerai pas pour vous, j'ai déjà un patron.

— Tu n'es pas très coopérative !

— Une coopération, par définition, est une association à double sens. (Audh se redressa et consentit à regarder Siha, sans trop de méchanceté.) C'est bien, tu sais qui je suis et ce que je représente. Que tu en sois satisfaite ou non me laisse indifférente. Et toi, qui es-tu ? Qu'est Island ? Que faites-vous et où allez-vous ?

— N'inverse pas les rôles. (Le timbre las convenait bien à Siha.) J'ai peu de pouvoir, mais j'en ai un sur ta vie et je suis là pour découvrir si nous pouvons te faire confiance.

— La réponse est non. (Audh se rallongea.) On ne peut pas faire confiance à un objet, ni à quelqu'un qui se défie de soi. Siha, c'est un dialogue de sourds : vous n'obtiendrez rien de moi tant que vous me laisserez dans l'ignorance. Explique-moi ce que je veux savoir, je te dirai ce que j'en pense et après tu seras fixée.

Siha demeura longtemps sans rien dire, tellement qu'Audh commença à somnoler en supposant que l'ille en avait fini avec elle ; et c'était normal, elles étaient dans l'impossibilité de communiquer. Ce fut ce que Siha expliqua quand elle reprit la parole :

— Tu n'as rien à me dire parce que tu ne sais rien de ce que je suis, et je ne peux rien te dire parce que Rib n'a pas à entendre parler Island. J'en suis aussi navrée que toi.

— Existe-t-il un moyen de quitter Mytale ?

Audh se moquait des états d'âme de Siha.

— Non, aucun.

Siha préférait cette Audham. Celle-là, elle savait la lire entre les lignes.

— Un moyen de communication avec Thalie ?

— Tu ne penses qu'à fuir, c'est cela ? (Le visage d'Audh attendait la réponse à sa seconde question. Siha enchaîna :) Il existe deux moyens de communiquer avec ta Fédération, seulement le premier est plus dangereux que fiable et nous ignorons où se trouve le second, s'il fonctionne.

Audham s'était carrément levée et arpentait la pièce. Elle avait deviné ce que Siha allait exposer et elle se demandait quel serait le prix de son aide, parce qu'Island s'était offert un mandataire pour négocier, pas pour qu'il fût charitable.

— Les evres commanditent des recherches…

— Nadija Sin, je sais. (Audh raconta ce qu'Iyoti lui avait dit du myste.) Ça pourrait vraiment marcher ?

Siha hocha la tête deux fois.

— Le seul problème est de l'approcher et de l'amener à coopérer.

— Ça fait deux problèmes.

— Si tu peux faire l'un, tu peux faire l'autre… Nadija Sin repérerait Rib en toi en moins d'un dixième de seconde. Tu comprends ?

Audh ricana.

— Très clairement. (Elle montra le médius de façon tout aussi claire.) Le second moyen est une machine de l'Empire, n'est-ce pas ?

— Bien sûr. Les evres ont conservé pas mal de vestiges de la base coloniale. La Citadelle a même été bâtie autour. Il est possible qu'ils aient un ansible… qui ne fonctionne pas, ça c'est certain, mais que tu pourrais peut-être remettre en marche.

— Si j'arrivais à l'approcher.

— Si tu y arrivais, en effet.

— Quelle est ma part du marché ?

— Tuer Nadija Sin.

— S'il est si dangereux que cela, faites-le vous-mêmes.

— Il est tellement dangereux que personne ne peut l'approcher, pas même un ille. Toi seule pourras le faire, parce que toi seule pourras soulever sa convoitise avec ce que recèle ton cerveau. Lodh te conduira à l'ansible, tue Nadija Sin.

— Que peut-il faire qui soit si dangereux que vous risqueriez ma vie ?

Siha toisa son interlocutrice avec un mépris sans bornes.

— Plusieurs des nôtres se sont déjà sacrifiés sans résultat, cracha-t-elle. Et que tu ne marches pas avec nous ou que tu ne réussisses pas, d'autres encore le feront. Nadija Sin ne travaille pas que sur l'hyper-espace, il dirige d'autres équipes dont le seul point commun est de nuire à l'humanité, ou l'hiumanité… Pour eux, il n'y a pas de différence. L'une d'entre elles s'efforce de créer une symbiose identique à la nôtre entre des loups et des warshs, une autre dresse des hiumes à noyauter les nones, une autre… (Siha se calma.) Peu importe. Dans beaucoup de domaines, il est sur le point d'aboutir, et l'achèvement d'un seul de ses projets prolongerait la dictature evre de mille ans.

— Il veut vous rayer de Mytale, ironisa Audham.

— Qu'il le veuille ne nous inquiète pas. Le problème est qu'il le peut.

*

**

Ensuite, la discussion devint plus calme et, sans toujours la trouver le moins du monde sympathique, Audham admit que Siha faisait son boulot, comme tous les illes le faisaient, et assez proprement pour mériter le respect. Plus tard, Audh aurait l'occasion de constater qu'elles n'avaient pas la même notion de la propreté…

À un moment, l'ille mit Kenon sur le tapis. Elle demanda d'abord si Audh lui avait révélé son extra-mytalité puis, après son explication, demanda s'il n'était pas préférable d'assassiner le qwest-Conseiller. Non sans menacer et hurler, son interlocutrice la convainquit de l'inverse. Elle avait en tout cas appris une chose : Siha distribuait la mort aussi simplement qu'elle respirait. Et l'intuition d'Audh lui soufflait que là résidait l'essentiel de sa fonction ille.

Puis Lodh surgit en trombe. Il était furieux et il escortait Iyoti, à bout de souffle, affolée et pitoyable. Elle essaya de s'expliquer, mais les mots refusaient de franchir ses lèvres. Lodh le fit pour elle.

— Norah a enlevé Ryline et Aden cette nuit, dit-il, les dents serrées (à croire qu'il éprouvait plus que de l'indifférence pour les nones). Il a relâché Aden ce soir pour qu'il te transmette ses salutations.

— Où est Tag' ? demanda seulement Audh.

— Là, répondit Fyrh en franchissant la porte, le ksin dans les jambes.